didn't break it enough / juin 2036

La jambe tire, aujourd'hui. Un de ces jours humides, chargés de la lourdeur de l'été. L'orage gronderait dans le courant de la soirée, à ne pas en douter — et Jackson n'attendait que la pluie pour la soulager l'air moite qui régnait depuis une bonne semaine maintenant. La rouille avait pris son genou, mais l'avait laissé se mouvoir sans difficulté jusqu'à maintenant. Jusqu'à ce qu'il ne veuille monter pour accompagner le bétail à l'extérieur de Jackson, le long des remparts, pour une herbe plus grasse et plus riche. La douleur l'avait fait grimacer, et Reagan l'avait immédiatement remarqué. Il avait terminé les préparatifs, mais s'était ravisé au moment de partir. Un autre cowboy appelé en quatrième vitesse pour le remplacer — et Avram était descendu de selle sans un mot.

L'orgueil l'avait empêché de laisser les rênes de son cheval à Reagan, et il avait préféré boiter jusqu'aux écuries. La longe de Wednesday dans une main, l'autre flattant son encolure en silence. La jument s'ébroua, avant d'entrer d'un pas serein dans le box qui lui était réservé. Mouvements lents mais calculés, ignorant la raideur de son genou. La selle passé sur un bras, le harnais sur l'autre, tapis sur l'épaule, il s'éclipsa pour ranger le tout. Encore à l'oeuvre, lorsque de nouveaux bruits de sabots se firent entendre à l'autre bout des écuries. Quelques éclats de voix — et les entendre lui suffit. Il s'autorisa à un coup d'oeil lorsqu'Enora et son compagnon de patrouille posèrent les pieds à terre. Il termina de ranger ses affaires, avant de relever le nez pour de bon. « Want me to take care of them ? » Quelques pas dans leur direction. C'est ton boulot, après tout. Qu'importe la douleur au genou.

« How was patrol ? » Il ne regarde pas Enora. Tend la main vers sa monture, qui approche ses naseaux pour s'y frotter. L'ombre d'un sourire. Hey, you. Mais c'est Enora, à ses côtés, qui a plus d'attention qu'il ne voudrait lui en donner. En dépit des disputes, le coeur s'accrochait.
Les yeux aussi.

didn't break it enough / juin 2036

Ton corps entier était douloureux. La fatigue dans tes muscles, les paupières lourdes. Seule l'envie de prendre une longue douche froide te maintient motivée à rentrer. Sam et toi restez silencieux jusqu'à passer les portes de Jackson ; il était aussi fatigué que toi, écrasé par l'humidité qui s'était immiscée sous vos vêtements et jusque dans vos pensées. Tu aimais patrouiller avec lui. Ce n'était jamais bien compliqué, et il y avait une entente établie entre vous, de ne pas prétendre à une quelconque politesse lorsque l'envie n'était pas présente. Il savait garder le silence, tout comme toi. Une bénédiction, dans des journées comme celles là. Tu lui donnes un dernier sourire alors que vous approchez des étables, et il te le rend avec un finally bien senti.

Tu lâches un petit soupir en posant le pied à terre, prenant un instant pour soulever ta casquette et balayer ton front des cheveux rebelles qui s'y étaient collés. À peine le temps d'aligner tes pensées, qu'une voix familière vient te tirer dans la réalité. « Want me to take care of them ? » Tu tournes la tête vers Avram, serrant légèrement les dents. Tu n'étais pas certaine d'être d'humeur à le gérer ; ou du moins, pas toutes les émotions qu'il savait venir chercher chez toi. « Sure. If it's not too much trouble. » Ta voix reste le plus neutre possible, mais malgré toi, tes yeux s'attardent. Tu vois la manière qu'il s'approche, tu le connais mieux que personne ; cette humidité doit être terrible sur sa jambe. Tu te retiens bien de lui demander, cependant. S'il proposait de t'aider, tu n'allais pas refuser ; pas sans prendre le risque de commencer une énième dispute.

« How was patrol ? » Tu replaces ta casquette sur ta tête, rangeant tes affaires sur la scelle. « Fine. Hot. » Il ne te regarde pas, et tu essaie de faire de même. Tu ne veux pas qu'il sente avoir un quelconque avantage sur toi. Tu es trop sur la défensive, tu le sais, mais c'est plus fort que toi. « Just a couple stragglers, but nothing we couldn't handle. They were dormant. » Tu ne sais même pas pourquoi tu lui racontes. Tes yeux se tournent brièvement vers lui, alors que tu glisses ton sac en bandoulière sur ton épaule. « You sure you don't want me to do it ? » C'est plus fort que toi ; tes yeux se posent sur sa jambe, comme pour silencieusement lui montrer que tu y penses. Le ton de ta voix est plus sur la défensive que tu le voudrais, mais vos dernières conversations ne s'étaient pas particulièrement bien terminées.

didn't break it enough / juin 2036

« Sure. If it's not too much trouble. » Elle n'a pas l'air heureuse de te voir. Trop fatiguée pour ça — en rentrant de patrouille, quoi de plus normal ? Ça ne t'empêche pourtant pas d'approcher, l'attention plus tournée vers le cheval d'Enora qu'autre chose. Ne la provoque pas. « Not at all. » La frustration de ne pas être capable d'emmener le bétail à l'extérieur pour la journée t'avait laissé une amertume, et un besoin de te rendre utile. De ne pas voir ton temps gâché par une banale jambe rouillée. Foutue blessure qui ne voulait pas s'en aller.

Tu en essaies de faire la conversation. Les mots échoués au bord des lèvres, question simple et polie. Soucieuse, aussi. Elle n'avait pas l'air blessée, et la fatigue faisait partie du rythme des patrouilles — mais savait-on jamais. « Fine. Hot. » Elle est sur la défensive. Tu sens l'agressivité latente grimper le long de ton échine, mais t'efforces de ne pas broncher. Laisse le cheval te calmer. « Just a couple stragglers, but nothing we couldn't handle. They were dormant. » Tu l'écoutes avec plus d'attention que tu ne le voudrais. Le coeur calme, en dépit de la proximité d'Enora, et de la tension qui grimpait un peu plus à chaque seconde. Le cheval est prêt à te suivre, et la gêne sera bientôt passée. Vous êtes tout de même capable de vous supporter d'ici là, non ?

« You sure you don't want me to do it ? » Y a un peu d'aigreur dans sa voix — et tu ne s'y attendais pas. Tu poses les yeux sur elle, pour constater que les siens sont vrillés sur ta jambe. You gotta be kidding. « Yeah. I'm sure. » C'est à ton tour de laisser tomber la politesse. Quatre mots claquants, alors que tu tires légèrement sur la longe. L'animal s'approche sans protester, s'ébrouant légèrement. Le pas lourd, fatigué lui aussi par le rythme de la patrouille. T'as pas besoin d'elle. Encore capable de faire ton boulot, quoi qu'on en dise. La jambe tire, veut te donner tort, mais tu t'obstines. Scrutes Enora, brièvement — avant de desserrer les dents. Tu peux pas continuer comme ça. L'un de vous doit faire marche arrière, arrêter de mettre de l'huile sur le feu. Et pour cette fois, ce sera toi. T'essaieras, en tout cas. « But thanks for your concern. » Tu ne feins même pas un sourire. Te détournes doucement, laissant de la place à ta gauche pour Enora si elle voulait t'emboîter le pas. Tu ne cherches pas à dissimuler ta jambe raide ; elle le sait, de toute façon. « So. Any plans for the day ? » Se reposer, il s'en doutait. Se doucher, peut-être aussi. Se traîner jusqu'au Tipsy Bison. Flirter avec le nouveau barman ?
J'ai entendu dire que le courant passait entre vous.
Que vous étiez partis ensemble, y avait quelques soirs de ça.

Tant mieux pour toi.

didn't break it enough / juin 2036

Not at all, qu'il dit. Pas un problème. Tu étais reconnaissante, au fond, parce que tu étais crevée de ta journée et tu avais bien envie de déconnecter tes pensées. Tu t'attardes cependant près de ta jument, Sunset, caressant son encolure avec affection. Tu l'avais depuis ton arrivée à Jackson, alors que vous vous étiez pris d'affection l'une pour l'autre ; et depuis, tu étais étrangement protectrice d'elle, son pelage sombre, sa crinière dorée, et cette petite tache sur sa patte droite que tu aimais tant. Tu fais confiance à Avram pour t'en occuper, ce n'est pas tellement le soucis ; c'est cette brûlante et écrasante humidité, qui rend ton caractère encore plus acerbe qu'à l'habitude et qui doit faire un mal de chien à sa jambe. Tu le sais. Tu le vois dans son visage et sa manière de marcher ; tu détestes, parfois, te rappeler à quel point tu le connais bien.

Tu n'aurais pas du demander, mais c'était plus fort que toi. Ça ne passe pas vraiment, pas ton ton, pas ton regard qui s'attarde. « Yeah. I'm sure. » Tu pinces des lèvres, te retient d'immédiatement répliquer. Tes yeux se plissent légèrement, et tu serres les dents. Ça serait presque trop facile de s'engueuler à nouveau. Mais y'avait du monde dans les alentours, et tu étais crevée. Une autre fois, peut-être. Il semble rendre les armes aussi. « But thanks for your concern. » Tu lui emboîtes le pas sans penser, décidant de l'accompagner. Qu'est-ce qui t'a pris ? Pourquoi est-ce que ta colère et ta rancoeur étaient si prêtes à bondir quand il s'agissait d'Avram ? Parfois, tu aimerais savoir lâcher prise sur votre passé, mais tu n'y arrivais pas. « So. Any plans for the day ? » Il fait des efforts, bien plus que toi. Ça pourrait t'énerver, mais tu n'as pas tellement envie de te battre, tu réalises. Discuter avec Avram n'était pas si pire que ça. Loin de là, même.

« Sleep. » Tu souffles d'une voix calme. Ton visage ne s'aventure pas vers les sourires, mais tes traits se détendent un peu de leur méfiance. « Take a shower. Nothing interesting, really. I had a short night. » Tu le dis sans le moindre sous-entendu, mais ça reste vrai. Tu t'étais couchée tard et tu étais levée aux premières heures pour ta patrouille. Jetant un regard prudent en direction d'Avram, tu hésites un peu sur les mots à employer. « What about you ? Are you going to hang around here all day ? » C'est demandé de la manière la plus neutre possible, mais tu es curieuse. Intéressée. Comment passe-t'il ses journées et ses nuits ? Tu n'en sais plus grand chose. « I heard Sam's doing well at school. » Tu ajoutes encore plus prudemment. Le sujet de la fille d'Avram était toujours un peu délicat à aborder.

didn't break it enough / juin 2036

Tu aurais pensé qu'elle filerait dès que l'opportunité se présenterait — mais la voilà à te suivre, un pas à la fois. Calée sur ton rythme ralenti par ta jambe douloureuse. L'air plus en paix que lorsque vous aviez commencé à converser. Faut croire qu'elle n'avait pas plus le coeur de se battre que toi. À s'en demander pourquoi vous vous réfugiiez toujours dans ces mécanismes-là. « Sleep. » te répond-t-elle pour commencer. « Take a shower. Nothing interesting, really. I had a short night. » Tu peux imaginer. Les patrouilles commençaient tôt. Les soirées au Tipsy Bison se terminaient parfois tard — et quand tu savais l'intérêt qu'avait le nouveau barman pour Enora, tu te demandais si un lien n'était pas à faire. La pique te brûle la langue, mais tu la retiens. Appréciant le calme de votre marche, la hache de guerre enterrée. Sauvant les choses, tant que tu le pouvais. « What about you ? Are you going to hang around here all day ? » Ça t'étonne, qu'elle te retourne la question. Tu sais que c'est une simple politesse, mais tu apprécies le souci. Un baume inattendu, sur un coeur que tu t'efforçais de garder fermé. « Probably. » Tu ignores si ta jambe te le permettra, mais tu sais que tu vas prendre le risque. Tous les prétextes seraient bons, plutôt que de t'enfermer chez toi pour regarder le plafond. « Don't have much else to do. I was supposed to take the cattle out, but... » Ça se passe de conclusion. Ta jambe ne te laissera pas. À ton plus grand dam.

« I heard Sam's doing well at school. » L'ajout te tire l'ombre d'un sourire — enfin. La mention de la petite est une valeur sûre, mais pour Enora. Tant que les reproches ne s'en mêlent pas, en tout cas. « She does. » Un élan de fierté suffit à te redresser. « She loves it. Learning new stuff, bossing other kids around... » Ton sourire s'étale légèrement. Ta fille n'avait jamais eu besoin d'Enora pour développer un caractère bien trempé, mais la présence de la brunette à tes côtés n'avait rien arrangé. Et, il fallait l'avouer, tu appréciais l'exemple qu'Enora avait donné. « She's talking about you a lot. » Tu t'aventures sur un terrain glissant, en toute conscience. Tu as beau ne pas avoir très envie d'en parler, ça reste la vérité : Sam te demande sans cesse quand Enora reviendra à tes côtés — et tu manques d'excuses, désormais. On n'est pas faits pour être ensemble.
On n'y arrive pas.
Ça ne marche juste pas.
Sam est trop jeune pour vraiment comprendre ça.
« Yeah. » marmonnes-tu pour toi-même. Tu as glissé pour tomber dans ton propre piège. Une vague de rancoeur irrite ton amour-propre, et tu soupires. « So. The new barman, huh ? » T'as tout flingué. Au milieu d'une conversation parfaitement civile, tu as réussi à te faire assez souffrir pour vouloir dévier le tir. T'attaquant à Enora de manière parfaitement injustifiée — et ce, sans pouvoir t'en empêcher. Ta voix reste douce, le ton tranquille. Il n'y a pas de reproches. Rien que de la curiosité. Mais ça ne changera probablement rien. Tu ne voulais pas faire ça, mais tu n'as pas su garder les armes rangées. Tout, pour éviter qu'Enora te voie souffrir de son absence. Tout, pour ne pas être vulnérable devant elle. La jambe est déjà de trop.
Et maintenant. t'as tout foiré.